Les mots des autres.

Alexandre Duyck

La traduction des œuvres d’Amanda Gorman, poétesse afro­américaine, a tourné à la polémique aux Pays­Bas et en Catalogne. Cet épisode met en lumière une profession invisible, précaire, mais essentielle à la vie des livres.


Magazine : Le Monde

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Photos : Chiara Dattola
Parution : 2021


Extrait

La scène date du 20 janvier, à Washington. Un moment histo­rique : ici s’achève le mandat de Donald Trump et débute celui de Joe Biden. A la tribune ou devant la statue de Lincoln vont défiler les artistes invités du président élu: Bruce Springsteen, Lady Gaga, Jennifer Lopez, mais aussi une femme de 22 ans, vêtue de jaune, que le monde entier découvre, la poétesse afro­américaine Amanda Gorman, venue déclamer avec ferveur son poème The Hill We Climb, « la colline que nous gravis­ sons ». Aussitôt, dans de nombreuses mai­sons d’édition, européennes notamment, c’est la ruée sur ses textes. Partout, des contrats sont signés, des traducteurs dési­gnés. Naissance d’une icône.

Fin février, les choses se compliquent. Aux Pays­Bas, le choix de confier la traduction du texte à l’autrice et traductrice Marieke Lucas Rijneveld, plus jeune lauréate du célèbre International Booker Prize, est vivement contesté par une journaliste et activiste néerlandaise noire, Janice Deul. « Une occa­sion manquée. Pourquoi ne pas opter pour une femme jeune et fière d’être noire comme Amanda Gorman ? », demande­ t-elle. Sur les réseaux sociaux, c’est l’escalade. Malgré le soutien de son éditeur, Marieke Lucas Rijneveld se retire du projet.

Trois semaines plus tard, nouvelle affaire, en Espagne cette fois. « Je viens de subir un acte d’inquisition ! » s’indigne sur Twitter le traducteur et poète catalan Victor Obiols. Président d’un festival de poésie, considéré comme un des meilleurs traducteurs d’Oscar Wilde et de Shakespeare, il a été chargé de tra­duire les écrits d’Amanda Gormanencatalan. Son travail terminé, le voici pourtant répudié par son propre éditeur. « On m’a dit que je ne convenais pas, déclare­t­il à l’Agence France­ Presse. Ils n’ont pas mis en doute mes capaci­tés, mais ils cherchaient un profil différent, celui d’une femme, jeune, activiste, et de préférence noire. »

Partout, des voix s’élèvent. Dans Le Monde du 11 mars, le traducteur et critique André Markowicz s’indigne : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas ! » Chez Actes Sud, la présidente du direc­toire et ancienne ministre de la culture Fran­çoise Nyssen, sollicitée par Le Monde, se dit « consternée, sidérée » et s’interroge : « Com­ment peut­on en arriver là ? La seule chose qui compte est : cette personne, qui qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, est­elle la mieux adaptée pour rendre possible le miracle de la traduction ? »